Dans son livre Seins en quête d’une libération, la philosophe Camille Froidevaux Metterie dépeint le portrait d’un féminisme aussi vivant qu’incarné. Jouissif aussi, puisque depuis plusieurs années le clitoris occupe toutes ses pensées. Et les seins alors? Qu’en est-il de la poitrine? Invisibilisée en dépit de l’attrait qu’elle suscite, elle est le manifeste -à travers son inexistence en tant que sujet- d’une dépossession du corps féminin.
Entre témoignages, réflexions et photographies, l’auteure nous entraîne à la découverte de l’expérience que font les femmes de leurs seins.

Photo : Camille Froidevaux Metterie
« Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées.
Et cela fait venir de coupables pensées. »
C’est ainsi, et sous la plume d’un des plus grands dramaturges français, que Tartuffe s’adressant à Dorine lui rabat du même coup le linge sur la poitrine. Fin de non-recevoir. Au vers suivant !
Pourtant, que serait l’histoire de l’Art sans ses attributs? Et oserons-nous l’écrire l’Histoire elle-même sans les seins ?
Si le chef d’oeuvre de Molière nous semble aujourd’hui encore si actuel, c’est indéniablement parce qu’hormis la langue, rien ou si peu, n’a changé depuis la première de la pièce, un fameux 12 mai 1664 à l’occasion de la fête des Plaisirs de l’Ile enchantée orchestrée par Louis XIV. De plaisir, les courtisans sont friands. Le Roi-Soleil également. Mais c’est aux dévots que la comédie ne plait pas. En effet, comment goûter à un théâtre qui se gorge des travers et de l’hypocrisie humaine ?
Si au fil des décennies, le religieux a cédé place à l’exercice démocratique, c’est désormais dans les urnes d’une société patriarcale que se dessine les traits d’une beauté féminine aussi subjective que conventionnelle. Un attrait invariablement décliné au présent simple : je parais, tu parais, elle parait, nous paraissons, vous paraissez, elles paraissent. Il est sans conteste utile de glisser ici un rappel emprunté à l’auteure Mona Chollet: « Non décidément, il n’y a pas de mal à vouloir être belle. Mais il serait peut-être temps de reconnaitre qu’il n’y a aucun mal non plus à vouloir être. »
En ce sens, les seins, sans cesse érotisés, n’en sont pas moins politisés et gages de pouvoir une
fois dénudés. Les Femen, par leurs actions virulentes et tous seins dehors se veulent les illustrations parfaites de cette puissance féminine. Est-ce à dire qu’il suffirait de la rendre volontairement visible pour que la poitrine se fasse porteuse d’un message ?
Pour répondre à ces interrogations, nous aurions pu vous conduire dans les salles de célèbres musées, jouer les guides et prendre à témoins la Vénus d’urbin de Titien, l’Olympia de Manet, les demoiselles d’Avignon de Picasso ou le Nu couché de Modigliani. Mais, c’est sur les étals des bibliothèques que nous nous rendrons pour questionner la libération des corps féminins.
Pour ce faire, emboitons le pas d’une l’auteure, chercheuse, professeure de science politique et
chargée de mission « égalité et diversité » -rien que cela- en la personne de Camille FroidevauxMetterie. Ses recherches s’intéressent notamment aux mutations de la condition féminine, ainsi qu’aux conquêtes arrachées de haute lutte, dans une approche phénoménologique du corps.
Son essai « Seins. En quête d’une libération » revient sur les palpitations qui ont agité les dernières décennies. Des soubresauts parfois violents, rythmés par de nombreux débats. Sur la table ? Les différents modes de contraception, la dénonciation des violences gynécologiques et obstétriques, la nécessité d’une juste représentation des organes génitaux féminins dans les manuels scolaires, l’ouverture au plaisir sexuel pour les femmes, beaucoup de pédagogie autour des pathologies génitales et les luttes contre les violences faites aux femmes. Une convergence de points de vue et mouvements pour servir un unique dessein: « Reprendre le contrôle sur nos corps intimes pour les arracher à la réification à laquelle ils ont été réduits et qui les condamnait à n’être que des outils procréateurs et/ou des objets sexuels.»
Autant d’assauts pour contrer un modèle sociétal biaisé comme l’expose l’auteure. En effet, selon l’appréciation de Camille Froidevaux-Metterie notre libéralisme effréné force à une réussite sociale des femmes calquée sur celle des hommes. Une aberration lorsqu’il apparait comme évident que la prospérité professionnelle et matérielle de ces messieurs dépend dans une large mesure, de la délégation des charges domestiques et maternelles à leurs conjointes et/ou femmes de ménages.
Un schéma qui tend à gagner jusqu’à la fange féminine de la population, poussant certaines femmes à perpétuer cette forme de domination qu’est l’exploitation d’autres femmes.
Une ascendance dont les seins sont les figures aguicheuses. La chercheuse écrit: « Symbole par excellence de la maternité (seins nourriciers), le signe privilégié de la féminité (seins-étendards) et l’antichambre de la sexualité (seins préliminaires), une injonction millénaire adressée aux femmes de devenir et demeurer des corps sexuels et maternels à disposition. On est surpris donc de ne pas observer dans le champ féministe d’investissement sur les seins qui soit aussi ample, conséquent et efficace que celui auquel a donné lieu le clitoris.» Plus loin, elle s’étonne de la poursuite des rapports de pouvoirs hétéronomés dont découle la validation par le regard masculin. Les femmes, et avec elles leur poitrine, sans n’être plus tout à fait résumées à cela, se trouvent pourtant, prises en étau dans l’étroit carcan du sujet comme objet de désir.
Si la capacité de décision des femmes occidentales est aujourd’hui inouïe, elle est encore, et selon la professeure de science politique, insuffisante au regard de la reconnaissance et de la défense des diverses options possibles pour chacune d’entre nous. Quid de l’allaitement lorsqu’il ne relève pas d’un désir maternel, mais d’une nécessité économique? Quid de la désexualisation des rôles à l’heure où de plus en plus de femmes militent pour une libération des tétons (free the nippes, mouvement lancé en 2012), de l’abandon pur et simple du soutien-gorge et du droit à déambuler torse nu à la suite des hommes? Quid également de la féminisation des professions, non pas par une exigence de parité, mais bel et bien par l’estime des compétences ?
Camille Froidevaux-Metterie nous invite par son écrit à prendre part au processus de « redéfinition de la sexualité au prisme du consentement, c’est-à-dire fondé sur le principe d’une reconnaissance de la singularité du désir de l’autre, accompagnée du respect de ses expressions, aspirations et refus. » Dans cette promenade à l’allure de chemin de croix, de la réflexion, des témoignages et un panel de magnifiques clichés de femmes et filles de tout âge pour éprouver la beauté et la diversité des corps.
Bonne lecture !
Mathilde.