« Je défends les femmes parce qu’elle sont mes égales, parce que les droits des femmes sont les droits humains et que je constate avec rage ces violences qui leurs sont infligées. Il faut se battre tous ensemble pour les femmes. » Ainsi traduit le Docteur Mukwege, chirurgien gynécologue, fondateur et directeur de l’hôpital Panzi à Bukavu (République démocratique du Congo), prix Nobel de la Paix 2018, les convictions profondes qui fondent son combat qui donne à entendre les voix de celles réduites au silence.
Identifié de façon récurrente comme « l’homme qui répare les femmes », le fils de pasteur n’est-il pas en réalité l’homme qui répare la masculinité toxique? De sa naissance marquée par une probable septicémie due à un manque d’hygiène et de connaissances obstétriques, celui qui est désormais un médecin engagé et reconnu mondialement, ne garde aucun souvenir, si ce n’est ceux légués en héritage par une mère dont l’accouchement est symptomatique d’un mal plus global: la dévaluation des femmes. « J’éprouvais aussi de la pitié et de la colère à l’idée qu’elles soient à ce point abandonnées par un gouvernement incapable de leur fournir les infrastructures nécessaires pour donner la vie dans de bonnes conditions. J’ai compris que la raison en était leur statut social inférieur. Mourir en couches était l’un des nombreux périls auxquels les femmes devaient faire face sans bruit ni espoir de reconnaissance. Les hommes n’y prêtaient aucune attention. »

Denis Mukwege pictured in Paris in 2016. Photograph: Joël Saget/AFP/Getty Images
Denis Mukwege l’ignore encore à cet instant, mais la fragilité de ses premiers souffles dessinent les volutes de sa vocation. Ce n’est que quelques années plus tard, alors qu’il est âgé de huit ans et qu’il accompagne son père dans sa tournée auprès de malades, qu’elle s’impose à lui: « Quand j’étais malade, il priait pour moi, mais il me donnait aussi des médicaments. Un jour où je l’accompagnais, il a prié pour un enfant qui allait très mal. J’ai été surpris qu’il ne puisse pas faire pour cet enfant la même chose qu’il faisait pour moi. Il m’a répondu: « Je ne suis pas médecin ». Et donc je lui ai dit: « Je serai médecin. »
Sa décision prise, une poignée d’années s’écoulent avant qu’il ne puisse s’envoler vers l’Europe afin d’y être formé et de pourvoir revenir exercer en Afrique. « J’ai mis en balance la mission que je m’étais fixée -revenir aider les femmes au Congo- et les besoins et les voeux de ma famille. Je connaissais d’autres étudiants en médecine étrangers qui avaient décidé de rester en France. Je
comprends leur choix et je ne porte aucun jugement. Mais au niveau mondial, les conséquences de la fuite des cerveaux en médecine des pays pauvres vers les pays riches sont dramatiques: elles contribuent encore de nos jours à accroître les inégalités en termes d’économie et de santé. »
Exerçant d’abord en tant que pédiatre, le médecin s’oriente finalement vers la gynécologie obstétrique pour répondre à « l’étendue de la crise sanitaire que subissait les mères au Congo rural. (…) De nombreuses femmes avaient eu une dystopie chez elles: le bébé était coincé dans le pelvis ou partiellement sorti de la vulve; d’autres faisaient des hémorragies – ce qui est la mort post-partum la plus fréquente partout dans le monde, et particulièrement dangereuse pour les très jeunes mères. J’ai découvert pour la première fois les ravages de la fistule obstétricale. Les femmes arrivaient le plus souvent à cause d’une dystopie, où la pression de la tête du bébé coupait l’afflux sanguin vers les tissus qui séparent les vagins du rectum ou de la vessie -parfois des deux. Le manque d’oxygène provoque une nécrose du tissu, qui finit par se désagréger, creusant ainsi un trou entre ces deux cavités. Le résultat est l’incontinence. Le contenu de la vessie au rectum s’écoule par le vagin. C’est très humiliant, car il devient alors impossible pour celles qui en souffrent de rester propres. L’odeur conduit souvent à un divorce ou à un rejet par la communauté. Le tissu ne se reconstruit pas tout seul, et il ne peut être réparé que par une chirurgie gynécologique compliquée. »
De l’abandon sanitaire au viol comme arme de guerre
L’abandon des femmes et la désastreuse prise en charge obstétrique dont elles sont les victimes -pour ne citer que ces problématiques- trouvent racines tant dans la non-considération de leur personne que, dans une gestion gouvernementale calamiteuse qui coûte au pays l’érosion de ses structures sociales, sanitaires et institutionnelles. Procéder à une rapide analyse historique permet
de définir avec aisance les corrélations entre pillages des ressources naturelles du pays -perpétrés depuis des siècles par les côlons européens ou africains- et le viol comme arme de guerre. Le Dr Denis Mukwege déclare à ce propos: « Les vingt-cinq dernières années de violences sexuelles au Congo sont étroitement liées au pillage des matières premières. »
A présent, chaussés de bottes de sept lieues parcourons la frise du temps pour en dégager ses périodes sombres. Il y eut d’abord le commerce d’esclaves, puis celui de l’ivoire, sans oublier l’exportation du caoutchouc pour les pneus, jusqu’à l’exploitation des gisements d’or, de diamants de cuivre, de colbat, de cassitérite, d’uranium, de stannite et de lithium cela dans le but de satisfaire à la demande toujours croissante de l’industrie électronique pour sa fabrication de téléphones mobiles, batteries et consoles de jeux. Un système d’exploitation sans merci alimenté par un recours systémique au viol favorisant le recrutement des rebelles. Cependant, les sévices sexuels commis sur le sol africain sont à considérer comme une tactique militaire à part entière visant à terroriser les populations et à les chasser des zones de minage afin d’en prendre le contrôle.
Une étude menée en 2011 par des chercheurs américains à partir de données sourcées en République démocratique du Congo estimait que plus de quatre cent mille femmes y étaient violées chaque année.
Si la difficulté à collecter des informations sur ces phénomènes de violence rend l’appréciation de ce chiffre complexe, l’accueil de soixante mille survivantes de viols à l’hôpital Panzi jette une lumière aussi crue que glaçante sur la triste réalité vécue par les congolaises. Demeure l’universalité de cette question: pour chaque femme prise en charge, soignée et accompagnée, combien se murent dans leur souffrance?
Il apparaît comme évident que pour les seigneurs de guerre et leurs soldats, le viol offre un moyen aussi radical qu’efficace « de saper de manière indélébile leur identité ethnique d’une façon que le meurtre ne permettrait pas. »
Pourtant, comme en témoigne Denis Mukwege, les victimes dont il a la charge finissent par se reconstruire, faisant preuve d’une résilience et d’un courage hors norme.

Dr Denis Mukwege to give a keynote speech at LWF Assembly in Namibia. Photo: Private collection/ D.Mukwege
Patientes, victimes, survivantes, une prise en charge globale au service des femmes
Dans son écrit comme dans ses discours, le Dr Denis Mukwege insiste sur le choix des termes utilisés pour désigner les femmes dont il prend soin. Patientes. Victimes. Survivantes. Il en donne l’explication dans son écrit: « « patiente » est le (mot) plus neutre, il requiert peu d’explications. Chaque femme que j’ai traitée est une patiente. Survivante est devenu le terme consacré pour toute personne ayant subi des violences sexuelles. Il sous-entend une posture plus active, plus courageuse, plus dynamique. (…) Beaucoup de mes patientes arrivent à l’hôpital en tant que « victimes » – c’est ainsi qu’elles se voient. Elles ont subi les agressions sexuelles les plus terribles, voire des tentatives de meurtre. Dans les premiers temps, aucun autre terme ne semble plus adapté à des femmes battues, violées collectivement, blessées par balles, mutilées affamées. MaIs grâce à leur force intérieure, nous cherchons à en faire des survivantes au sens le plus exact du terme. Nous voulons qu’elles aient le sentiment d’avoir surmonté ces épreuves. »
Un processus sustenté par une farouche détermination à aider à l’affranchissement et à la libération de ces femmes qui, dès lors qu’elles quittent l’hôpital peuvent avancer avec la confiance nécessaire aux survivantes. Celui qui n’a de cesse de marteler que « les femmes ne peuvent résoudre seules le problème des violences sexuelles; les hommes doivent faire partie de la solution » développe et met en pratique quotidiennement sa vision.
C’est fort de ses observations, et notamment celle de stigmatisation des victimes de viol, que le gynécologue s’est décidé à accroître les ambitions de son établissement de santé. Il n’est dès lors plus question de se cantonner au spectre médical, mais bel et bien d’engager des batailles juridiques, sociales, culturelles, psychologiques et financières pour que ses patientes « sentent qu’elles avaient une chance, qu’avoir été violée ne constituait pas une condamnation à perpétuité, qu’elles pouvaient surmonter la stigmatisation dont elles étaient victimes. »
Au fil du temps, des programmes de soins psychologiques se sont déployés en dépit de moyens limités. Et puis, en février 2011, la Cité de la joie sort de terre avec un principe simple: « construire sur la force et la résilience évidente des patientes. » Ainsi, tous les six mois, le lieu accueille une promo de quatre-vingt-dix résidentes formées à combattre les maladies, améliorer l’hygiène et assister les femmes au moment de l’accouchement. Un refuge pour celles, nombreuses, qui en plus des stigmates du viol portent ceux de la malnutrition. Soutenues, épaulées, elles (ré)apprennent à aimer leur corps, à le découvrir, le soigner, le réparer, guérir leur esprit et repenser leur avenir.
L’hôpital Panzi, son directeur, ses équipes et plus encore les femmes congolaises ont encore bien des batailles à mener pour remporter la guerre, mais chaque nouveau jour se fait le témoignage de leurs progrès et succès.